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Ce travail savant, lent, minutieux ou le dessin, le collage, la broderie, la couture, l’impression sur tissu se mêlent intimement. Superpositions, couches après couches, reprises, chaque pièce se construit dans cette attention rigoureuse du moindre détail. Prenez le temps d’observer avec la même minutie que celle que l’artiste met dans son travail pour vous laisser surprendre par tel détail, tel complexe agencement des éléments.
Quant à ce qu’elle nous dit, nous raconte, pour le fond en somme, elle interroge avec tendresse, humour ou dérision notre condition humaine. Instantanés de vie, immersion dans la vie ordinaire des êtres humains, petits récits, être dans le vif du quotidien, avec ses joies et ses malheurs ou ses mélancolies. S’il fallait donner un titre à cet ensemble des œuvres de Carole Fromenty, j’aurais envie de reprendre celui d‘une exposition du MAM de Saint Etienne (France) qui était intitulée « Micro-narratives, tentations des petites réalités ».

Christine Célarier / plasticienne

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Mon atelier déborde de travaux, dessins inachevés, photos non classées, broderies ébauchées. Le quotidien me prend et suspend le travail en cours. L’envie s’écorne, le désir s’émousse et l’idée première pourtant si excitante se dissipe. Croquis précipités au détour d’une exposition, notes jetées en vrac dans les carnets rejoignent le tas des inconçus. Projets à venir, objets à penser : aurez-vous donc une âme ?

Les pinceaux sont lavés, rangés dans leur pot comme de bons petits soldats. Les feuilles volantes à demi vierges sont alignées sur les étagères. Les tissus, nuance d’écrus et de blancs, fins, lisses ou armurés des grosses toiles attendent froissés en tas le fer qui leur rendra leur dignité, effaçant le chiffon au profit du support. L’encre noire ne livre aucune image. Les fils blancs, rouges et noirs, écheveaux de pensées inextricables, illisibles. Confusion tout à coup. Découragement d’un parcours entrecoupé de silences. L’inachevé devient inachevable. Envie d’offrir à tous un dernier voyage vers la benne à ordure.

Attendre alors, patienter jusqu’à la prochaine vague. Le reflux est terrible mais quand la houle de l’émulation emporte à nouveau, quel périple! Ne pas regarder le cadavre des inaboutis, les friches de projets, laisser les essais pour ce qu’ils étaient.

Mais pour repartir, il faut s’équiper, « affiler la pertuisane » (Alexandre Dumas, La Reine Margot). Guetter un ressenti, la palpitation devant une image, un geste aimé, la réminiscence d’un aboutissement.

L’envie surgit soudain, au hasard d’une lecture, d’une rencontre, d’une vision, furieuse et précise. Il faut faire, faire vite, poser les bases, creuser le sillon, construire, imaginer, penser déjà à l’achèvement sinon il sera trop tard, pas assez développée l’idée s’atrophiera. Une fois engagée, l’exécution est lente, la progression laborieuse mais tant pis pour les efforts et le temps passé car il faut  affirmer, développer, assener. Ne pas espérer l’encouragement, seul matelot sur son rafiot, il faut avancer.

Des fois la route empruntée fastidieuse, décourage, lasse, mais le travail est là presque abouti. Encore inachevée la série existe déjà. Le quotidien exaspère, il faut pourtant manger, dormir, nourrir, vivre. Bousculade du temps. L’éclairage faiblit, l’énergie des débuts devient murmure et une idée soudain chasse l’autre. Il faut renoncer. Passer à autre chose. Ne pas vouloir en finir, ne pas découdre ce qui a été posé. Ne pas se sentir coupable de trahir. Non ! Car il y a de l’abouti dans l’inabouti. Accepter juste d’avoir essayer de mettre en peu de lumière dans son obscurité.

https://www.unidivers.fr/author/carole-fromenty/

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Carole Fromenty : quand le passé fascine le bel aujoud”hui. Entretien avec l’artiste
De Jean Paul Gavard Perret

Montage, chinage, remodelage, déplacement créent dans l’œuvre de Carole Fromenty l’invention d’une « visualité » particulière. Et soudain, ce que Beckett nomma la « choséité de l’art » ne s’adresse pas seulement à la curiosité du visible, au plaisir de l’être mais à son désir de comprendre ce qui est de l’absence ou du manque. Les fonds de couleurs monochromes, les effets de fracture créent à la fois un équilibre et un déséquilibre au moment où voir n’est plus saisir ce qu’on voit mais ce qui a disparu — moins par jeu de nostalgie que  jeu de sérieux et drôle.
Une forme épurée mais kitsch et un temps dilué mais compassé apparaissent pour offrir au regardeur un état de sidération. Le passé se transforme et devient l’évidence lumineuse mais décalée d’un visage perdu et chargé du poids du temps. L’artiste offre le paradoxe d’images “mangées” pour que d’autres images surgissent. Elles jouent sur le virtuel et le réel, entre la condition littorale de l’image témoignage et l’illusion exaltée.

Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’envie d’en coudre

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je les chéris encore sinon l’écoute du monde réel devient insupportable.

A quoi avez-vous renoncé ?
A un certain penchant pour la réclusion et la solitude.

D’où venez-vous ?
D’un milieu modeste où il y avait heureusement plus de livres que de mètres carrés.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
De l’humour et une certaine émotivité mais le premier est un bon paravent aux dites émotions.

Un petit plaisir — quotidien ou non ?
De longues balades dans la campagne avec mon chien. L’étymologie du mot bricoler vient du mot bricole qui signifie pour un chien aller de-ci de-là , nous bricolons donc lui et moi.

Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je n’essaie pas de me distinguer, j’essaie déjà d’être à la hauteur ! J’admire le travail de trop d’artistes pour me qualifier moi-même d’artiste et il faudrait ne pas douter pour envisager une quelconque distinction.

Comment définiriez-votre approche du montage photographique ?
Une approche consciencieusement intuitive. Cela commence par un choix d’images soigneusement collectées et analysées en fonction de critères liés à l’idée et à la série que je veux produire et puis soudain l’intuition reprend le dessus et ça finit par ce qu’on appelle en littérature un joyeux dorica castra ! Car une image et une idée en entraînent toujours une autre.

Quelle est la première image qui vous interpella ?
Enfant, une reproduction du tableau de Goya, Jupiter dévorant un de ses enfants. Ouvrir même le livre d’art qui la contenait me terrorisait.

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Carole Fromenty : du «passé empiétant » au passé en piété

De Jean Paul Gavard Perret

poète, critique littéraire, critique d'art contemporain, et maître de conférences en communication à l´Université de Savoie


Carole Fromenty aime contrarier les images. Celles qu’elle emprunte sont dévoyées avec humour dans tout un jeu où le cœur « vulnéré » est vulnérable. L’artiste joue les acrobates en se moquant du passé avec autant d’humour que de finesse. Morceler les images anciennes revient à les ironiser en focalisant sur les visages - quitte à les caviarder - au détriment de tout ce qui n’a pas d’importance.

Une étrange narration suit son cours (enfin presque) par la découpe et la broderie. Tout permet un relevé de traces du vivant, des émotions et des sensations. La fragilité de l’être se révèle en retenant du corps foisonnant, empirique et désuet une sorte d’essence. Par effet de parure le regardeur est forcément focalisé sur les portions de vie. Elles prennent diverses formes.

D’une certaine manière Carole Fromenty rapproche ses œuvres de l’ex-voto mais contrairement à un tel genre le corps flotte et s’envole. Dépouillé de tout superflu il suggère l’éros et la chair avec l’intensité de la suggestion d’une ronde enfantine ou d’un magasin de curiosité. Existe la fouille du destin et une manière d’épouser le passé par les fragments du corps au sein d’une intimité métaphorique décalée. La peau des images et parfois leur support textile ou leur mise en espace « 3 D. » créent des tissus conjonctifs en une poésie particulière : le corps entre en circulation selon une harmonie trouble et dérangeante où la tendresse et le clin d’œil dominent.


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