cheval de bataille
{toile, crin de cheval}
L’homme enfilait ses bottes, des bottes hautes et larges, pataudes, bien différentes de celles des officiers, mais le cheval savait que les hommes portaient des bottes pour aller à la bataille. Alors la peur, qui s’était tenue tranquille dans la pénombre de l’écurie et l’odeur du foin, s’éveillait, toujours aussi vivace. Le cheval renâclait, s’énervait, voulait reculer, reculer pour s’éloigner de la folie de la guerre, comme les autres jours. L’homme lui caressait l’encolure, lui parlait doucement, mais les officiers, les hommes de troupe savaient être gentils avant l’effort, avant qu’on ne s’approche de l’enfer, avec le bruit des balles, le fracas des obus, le gaz et la fumée mêlée de terre pulvérisée, cette terre morte à tout jamais, même un cheval le comprenait.
Pourtant, imperturbable, l’homme continuait à parler, et le cheval se serait volontiers laissé envelopper par sa voix, n’eût été la peur. L’homme n’essayait-il pas de l’emmener vers un nouvel enfer ? Certes, depuis qu’il était ici le vacarme avait cessé, mais c’était toujours ainsi lorsque la guerre allait changer. Ensuite, les choses reprenaient de plus belle. Quelles nouvelles armes, quelles nouvelles blessures, quelles nouvelles terreurs allaient succéder à cette accalmie ? Soudain, au loin, le chant d’un coucou rompit le silence et le grand cheval sombre agita les oreilles, sentit son échine parcourue d’un frisson. Il y avait si longtemps… Un souvenir lointain et flou, celui de la fraîcheur de mars et de la charrue traînée pour les derniers labours, le maître le guidant des rênes et de la voix.
Le souvenir se précisait : le bruit du vent dans les branches, les feuilles mortes qui crissaient sous ses puissants sabots, les chants des oiseaux qui disaient le bonheur d’être en vie, de voir s’écouler les saisons. Les saisons s’étaient arrêtées lorsque ces hommes qu’il ne connaissait pas étaient venus le chercher. Il fallait des chevaux, toujours plus de chevaux, pour venir en aide à la folie des hommes… A marche forcée, on les avait poussés, eux, des bêtes habituées à la charrue qu’elles menaient dans les champs, les vignes ou les bois, vers la guerre. Arrivés là, on les avait mis au travail : tirer des pièces d’artillerie toujours plus lourdes, sans arrêt, sans sommeil et presque sans nourriture, parfois sous les coups. Beaucoup tombaient et ne se relevaient pas.
Il y avait ceux de l’armée, qui étaient censés supporter le bruit des armes sans s’en émouvoir, sauf qu’à la guerre, le vacarme dépassait tout… Les hommes eux-mêmes changeaient, leurs visages recouverts de masques qui leur faisaient des yeux aussi larges et aussi creux que les naseaux de leurs bêtes.
L’homme le tenait par le licol et le menait doucement près du fleuve, il le faisait entrer dans l’eau, et le cheval fit un mouvement pour s’échapper, mais ce mouvement raviva les douleurs de blessures qu’il avait eues pendant les batailles. Alors, doucement, tout doucement, il suivit la volonté de l’homme et commença à marcher dans l’eau du fleuve. Et, peu à peu, le mouvement de ses sabots s’enfonçant dans le fond légèrement vaseux, le clapotis de l’eau sur ses pattes, les gouttes fraîches qui giclaient sur son ventre, cela l’occupa, et la peur se fit plus discrète.
Maintenant, les batailles étaient loin. Le cheval sentait cela dans le vent tiède de mai, dans l’ondulation des saules, dans les cris des oiseaux qui volaient près de l’eau…
Sylvie Chausse, écrivain
sylviechausse.vefblog.net.
(que je remercie pour ce texte inspiré par la série “cheval de bataille”)